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La grande désillusion

Soumis par Pierre Graber le 22 mai 2015

Dans le courant de l’automne dernier, juste avant le coup de massue des mesures du Conseil d’État concernant les salaires des jeunes, le SAEN s’était associé – sous l’égide de la SPV – à 6 autres syndicats ou associations d’enseignants romands pour l’Enquête-Profs. Jusqu’ici, l’actualité ne nous avait pas permis de dresser le portrait dégagé par les réponses à la vingtaine de questions posées.

Près de 3000 enseignants romands ont pris la peine de répondre à l’enquête. Parmi eux, 215 Neuchâtelois. Si l’échantillon est probablement représentatif au niveau romand, on émettra évidemment les réserves d’usage quant au volet neuchâtelois ; en réponse aux grincheux, je me permets de signaler, d’une part, que l’échantillon est assez largement supérieur aux célèbres sondages de L’Impex et, enfin, que le nombre restreint est largement compensé par le soin accordé à répondre [1].

Portrait-robot

Sans surprise, les femmes constituent la très grosse majorité de l’échantillon (75%) ; cela correspond grosso modo à leur part au sein du corps enseignant. Le taux d’activité est lui aussi représentatif avec un bon tiers d’enseignants travaillant à 100 %, les autres répartis à parts égales selon les tranches avec un pic (25%) pour ceux dont la charge varie entre 51 à 75 % ; une fois de plus, c’est proche de la réalité. Pour conclure, sans entrer dans trop de détails, on peut relever une bonne répartition entre les divers degrés d’enseignement. Bref, finalement, notre enquête, malgré ses limites, tient infiniment mieux la route que les sondages de notre presse cantonale.


Douche froide

Parmi les enseignements de cette enquête, il faut hélas relever la dégringolade quant aux satisfactions apportées par la profession. Si les moins de 30 ans sont encore très positifs, cela se dégrade rapidement au-delà. Chez les 40 à 49 ans, 10 % des sondés regrettent même d’avoir choisi ce métier ; pour les tranches d’âge voisines, c’est la moitié. Mince, 10 %… c’est quand même loin d’être négligeable !

Dans le même registre, une grosse part des enseignants considèrent que leur métier évolue trop vite. Même parmi les jeunes, cela représente 60 % des avis. Au-delà, cela grimpe progressivement jusqu’à l’unanimité (pour les plus de 60 ans).

À la question « Êtes-vous en accord avec l’évolution du métier, seule la tranche des moins de 30 ans dégage (d’extrême justesse) une majorité favorable. Une illustration vaut mieux que du texte ! Parmi les 40 à 49 ans, seul un enseignant sur cinq adhère à l’évolution actuelle du métier…

Bon, cherchons un peu une raison d’être optimiste tout de même ! En voilà une… Ce qui sauve la profession, l’opinion est presque unanime, c’est le travail avec les élèves. Les participants sont 82 % (40 à 49 ans) à 100 % (aux deux extrémités du panel) à se sentir utiles grâce à leur métier…

Enfin, une agréable constatation : 70 à 90 % (là, ce sont les plus jeunes) des sondés considère que leur direction valorise la profession.

Par contre, aucun scoop à attendre de l’élément suivant : 70 à 90 % des enseignants considèrent que la population n’a pas une vision positive de leur métier. Manifestement, l’ouverture des colonnes de notre presse régionale aux détracteurs des services publics – et singulièrement des enseignants – marque les esprits. À première vue, nos collègues semblent convaincus qu’une grande partie de l’opinion publique se laisse berner par ces discours démagogiques. L’enquête s’étant déroulée à l’automne après la publication de plusieurs articles traitant de l’école, une grande partie des participants a de toute évidence été blessée par les propos souvent méprisants (et anonymes) diffusés par nos journaux. Hélas, à ces vecteurs de désinformation et semeurs de zizanie, il faut encore associer une vaste cohorte de politiciens démagogues, présents dans tous les partis.

Conclusion

Au fil des réponses (mais aussi des commentaires), ce qui saute aux yeux, c’est la manifestation d’une crise frappant la tranche d’âge de 40 à 49 ans. Sur plusieurs plans, il y a parmi ces collègues une grosse désillusion, peut-être d’autant plus dure à avaler qu’ils sont à mi-parcours de leur carrière. Le désappointement perceptible dans les chiffres est confirmé et précisé par les nombreux commentaires. En résumé, après avoir offert leur enthousiasme, investi sans compter au service de leurs élèves durant 15 à 25 ans, ils doivent maintenant subir les diktats de managers administratifs qui mettent les bâtons dans les roues au lieu d’encourager les initiatives... et ils ont légitimement de la peine à encaisser le coup. Espérons que nos autorités percevront le signal et prendront sans attendre les décisions qui s’imposent pour donner un second souffle à la carrière de ces piliers de l’école neuchâteloise.

Terminons par un « coup de gueule », ça fait parfois du bien ! Ces dernières semaines, j’ai eu l’occasion de rencontrer des étudiants de la HEP prêts à prendre leur envol. Leur foi fait plaisir à observer, comme l’étincelle qu’on observe dans leurs yeux et je me réjouis de compter certains d’entre eux parmi mes collègues. Mais je ne peux m’empêcher d’en vouloir terriblement à tous ceux qui, à un degré ou un autre, contribuent à casser bien trop tôt cette dynamique en niant ou minimisant l’intensité de l’engagement des enseignants, en ne leur servant pas un salaire juste - en rapport avec les efforts accomplis lors de la formation ni au cours de l’exercice quotidien de la profession, en ajoutant sans cesse de nouvelles tâches et responsabilités sans alléger en quoi que ce soit leur fardeau.

Les coupables sont nombreux et la démagogie est leur principal moteur ; qu’ils soient hauts fonctionnaires, politiciens ou journalistes, ils cèdent à la facilité de la caresse dans le sens du poil plutôt qu’à l’ambition de l’éducation de l’électeur, du lecteur, voire des autres politiciens.

Écœurer nos jeunes collègues, désenchanter leur enthousiasme, couper leurs ailes à coup de directives et de cahiers des charges, les priver d’une juste rémunération, c’est tout simplement criminel et, finalement, ce sont toujours les élèves qui trinquent !

Les résultats de l’enquête confirment et renforcent de manière éclatante les arguments développés par le SAEN dans le cadre de ses relations avec les autorités. Nous remercions vivement tous les participants du soin qu’ils ont pris à y répondre.

Pierre Graber

[1] Les 160 commentaires accompagnant l’enquête en témoignent


Verbatim

(extraits des commentaires aux questions de l'enquête)

  • Dans les périodes plus calmes, je me dis que je fais le plus beau métier du monde, dans les périodes stressantes, je me pose plein de questions sur mon avenir professionnel…

  • Nous avons régulièrement des félicitations de notre hiérarchie, toutefois je déplore que lorsque nous avons réellement des élèves en difficulté, nous devions remplir une tonne de dossiers, perdre des mois à attendre de l’aide et voir qu’à la fin, la réponse est négative.

  • Nos nombreux directeurs ne nous soutiennent plus tellement ; ils disent le faire mais dans le concret ils nous surveillent sans cesse et aiment à nous sermonner s’ils nous trouvent « en faute » ; si on n’est pas présent à toutes leurs séances, par exemple.

  • Après 35 ans à enseigner (j’ai commencé à 19 ans !), je suis toujours comblée par cette profession qui m’apporte beaucoup de satisfactions sur les plans humain et intellectuel.

  • Je n’arrive plus à dire si mon métier me plaît, tant nos directions et autorités nous mettent la pression.

  • Oui, mon travail est reconnu et apprécié par ma direction. Mais le résultat est qu’on me confie les élèves avec de grosses difficultés. Et je m’épuise. Ce que j’ai enfin signalé à ma direction, après hésitation, car je n’aime pas dire que je n’y arrive pas. A 55 ans, je me rends enfin compte que bien faire son travail, c’est aussi reconnaître ses faiblesses, en tirer des conséquences et oser le dire !

  • Mon métier ne correspond plus à mes attentes. Les problèmes d’éducation, les relations avec les parents (certains se croient dans un supermarché), le «management» chaotique, inutilement autoritaire et parfois infantilisant de la direction, le manque d’égards et de considération des autorités faîtières, les dévaluations salariales annuelles ou bisannuelles… voici une liste des écueils qui jalonnent notre profession.

  • Il y a trop de changements en peu de temps, trop d’administratif, tout devient très compliqué, malheureusement à l’image de notre monde sad

  • La situation de nombreux élèves fait que nous devons être de plus en plus disponibles. Tout ce travail-là ne se voit pas mais est bien réel. Il demande beaucoup de disponibilité.

  • Si mon métier continue d’évoluer ainsi. C’est-à-dire plus d’élèves en intégration, peu de moyen dans les classes pour soutenir les enseignants et les élèves, peu de reconnaissance… je pense que je pourrai m’orienter vers une autre profession.

  • J’ai plus l’impression de devoir justifier mon travail que de le faire… On vit dans la peur de faire faux.

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