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Adieu, Monsieur le professeur

Soumis par SAEN le 14 août 2013

Dans «Tableau noir», Yves Yersin retourne à l’école pour filmer la transmission du savoir. Ce documentaire en Compétition a connu une très longue gestation

L’équipe de «Tableau Noir»: de gauche à droite, Gilbert Hirschi, Debora Ferrari , les élèves et Yves Yersin. (Eddy Mottaz)
L’équipe de «Tableau Noir»: de gauche à droite, Gilbert Hirschi, Debora Ferrari , les élèves et Yves Yersin. (Eddy Mottaz)

Là-haut dans les Montagnes neuchâteloises, il était une vieille école. Elle abritait une classe ­regroupant des enfants de 6 à 11 ans. Gilbert Hirschi y a enseigné pendant 41 ans – ou trois générations. Et puis les changements de mentalité et les forces du néolibéralisme se sont unis pour faire fermer l’établissement et mettre l’instituteur à la retraite anticipée. Tableau noir documente l’histoire de sa dernière année d’enseignement.

La présence de ce film en Compétition à Locarno est réjouissante, inespérée même, car il revient de loin. Yves Yersin est un des pères fondateurs du nouveau cinéma suisse, avec Swiss Made et Quatre d’entre elles en 1968, et, bien sûr, l’auteur des Petites Fugues (1979), l’un des plus grands succès de notre cinématographie. Et puis plus rien. Les décennies ont passé. Des projets ne se sont pas concrétisés; Yersin a enseigné au département audiovisuel de l’ECAL.

En 2005, il est entré dans la petite école de Derrière-Pertuis avec l’idée de montrer «les enjeux de la formation élémentaire». Le tournage s’est déroulé sur treize mois, à deux caméras. Soit quelque… 1200 heures de rushes. Il a fallu 201 mois pour réduire cette matière surabondante à un format standard.

Le travail de montage s’est avéré d’autant plus difficile que le cinéaste s’est retrouvé avec deux sujets contradictoires: un film sur la transmission du savoir et un autre sur la fermeture de l’école, décision liée à «l’individualisme de certains parents». L’importance du second volet s’est amoindrie avec le temps, mais les valeurs que Gilbert Hirschi enseignait conservent leur dimension universelle. «C’est un film d’avenir, pas un film nostalgique, précise Yves Yersin. Il parle de la différence entre l’enfant roi et l’enfant éduqué par un éducateur.» Gilbert Hirschi approuve.

Le tableau noir occupe une place centrale dans Tableau noir. C’est sur sa surface anthracite que se calligraphient le générique ainsi que les titres des chapitres, autant de couleurs correspondant à la tonalité des scènes ou, pour citer Prévert, le «dessinant visage du bonheur».

Le film touche par la grâce et la justesse avec lesquelles il capte la spontanéité des gosses, les rires et les chagrins, les gaffes et les baffes à la récré, l’importance excessive que prennent des petits riens comme une faute d’orthographe. L’enseignement de Gilbert Hirschi mêle la théorie et la pratique, ­l’exigence et le jeu. Les élèves chorégraphient avec leurs mains les lettres qu’ils épellent – ô serpentement du S terrible. Ils apprennent les bases de la physique des fluides en trempant des œufs dans des verres d’huile ou de vinaigre. Ils confectionnent une salade de fruits auf deutsch ou s’interrogent sur le sens de la prière. Ils étudient l’épopée napoléonienne et l’ingénierie hydraulique au bord d’un lac. Les règles de l’orthographe ­alternent avec les travaux de la ferme, garder les vaches, apprendre les gestes du fromager. Les ­élèves participent aussi à la vie ­sociale, en vendant des raclettes dans une kermesse.

La fluidité du récit est assurée par l’emploi constant de deux caméras, indispensable pour montrer la transmission: «La grimace que fait l’élève à une remarque du prof, on ne l’aura plus jamais si on ne l’a pas captée. Et puis l’humour ne se planifie pas, il faut le saisir.» Chaque protagoniste était muni d’un micro-cravate, permettant à Aurélie Mertenat, ingénieure du son, de capter toutes les voix et de pouvoir, si nécessaire, diriger les caméramans vers le lieux de l’action – une baston de filles devant l’école…

La vérité sort de la bouche des enfants. Le mot de la fin leur appartient. Dans le minibus, Gilbert Hirschi demande au petit gars sur le siège arrière: «Tu ne trouves pas que c’est super-triste?» «Non», répond placidement l’enfant. Le pédagogue se marre, la vie continue.

Antoine Duplan

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