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«Apocalypse» divise les historiens

Soumis par SAEN le 26 septembre 2009

Le film d'Isabelle Clarke et Daniel Costelle a cartonné en prime time. Mais quelques fausses notes se font entendre dans le concert de louanges qui entoure ce documentaire réalisé à partir d'images d'archives de la IIe Guerre mondiale, sonorisées et colorisées.

Travail de mémoire, pédagogie, innovation, juste conception du service public: les mots s'envolent vite quand on évoque le blockbuster historique Apocalypse, qui a pulvérisé des records d'audience sur France 2 et sur la TSR. Six épisodes consacrés à la Seconde Guerre mondiale, entièrement conçus à partir de documents d'époque montés, colorisés et sonorisés sous la direction de deux vétérans du genre, Isabelle Clarke et Daniel Costelle.

Un succès magistral tant auprès du public que de la critique. Et quelques bémols. Comme celui émis dans Libération par le philosophe Georges Didi-Huberman, qui accuse en substance le film de trop vouloir en mettre plein les yeux et de renoncer à donner à penser.

Des échos de cette critique ont retenti sur les ondes de La Première vendredi matin. L'historien et sociologue de l'image Gianni Haver, professeur associé à l'Université de Lausanne, était confronté à Daniel Costelle. Et cette fois, les mots ont volé si bas que le débat a tourné court avant d'avoir commencé. Au grand étonnement de l'animateur du Grand 8, Nicolae Schiau. «Nous voulions comprendre le succès du film et discuter son potentiel pédagogique, pas le critiquer.» Publicité

Message très mal reçu, donc. Atteint dans la journée, Daniel Costelle n'est pas entièrement descendu de ses grands chevaux: «On dirait que certains ne supportent pas le succès d'autrui», tonne-t-il. Et d'ajouter, tout charité pour son contradicteur, qu'il a atteint infiniment plus de jeunes spectateurs qu'un «obscur petit prof» ne peut espérer en toucher.

L'obscur petit prof, qui a consacré sa thèse de doctorat aux images dans la Seconde Guerre mondiale, se défend d'avoir adopté une attitude unilatéralement critique. Son seul souci était de relativiser la vertu pédagogique du film. Mais il se trouve que c'est un terrain brûlant: la transmission de l'histoire est un enjeu culturel et politique central, où les querelles épistémologiques creusent des tranchées toujours très disputées.

En jeu, pour le dire simplement, le statut du passé et la possibilité de le fixer une fois pour toutes, leçons morales comprises. Tant Georges Didi-Huberman que Gianni Haver ont buté sur cette même phrase utilisée pour présenter Apocalypse: «Voici la véritable histoire de la IIe Guerre mondiale». «Aucun historien, souligne le second, n'écrirait une telle phrase.» Toute question de modestie scientifique mise à part, il n'y a pas une véritable histoire de quoi que ce soit mais une réécriture constante du passé en fonction des préoccupations du présent.

Gianni Haver le dit à travers ce qui constitue sa spécialité: les images. Celles d'Apocalypse, colorisées, sonorisées et enchaînées dans un montage dramatique, ont perdu, estime-t-il, toute valeur documentaire - sauf sur la sensibilité historique des premières années du XXIe siècle. «Dans le cadre d'un cours d'histoire, il me paraît plus judicieux d'utiliser un document d'époque non modifié et de s'interroger sur les conditions de son élaboration. Il n'est pas indifférent de savoir s'il a été filmé par les services d'actualité britanniques ou allemands, ou encore par un amateur. Or Apocalypse utilise tous ces types de documents et les unit dans un montage qui les met tous sur le même plan - et donne l'illusion de constituer une sorte de fenêtre à travers laquelle on pourrait voir le passé en direct.»

La colorisation est un élément important de cet effet de réalité. Voulu: «Nous avons essayé, résume Daniel Costelle, de faire une belle émission qui intéresse le public, donne une vision jamais vue jusqu'ici. Nous avons aussi voulu dénoncer le racisme, dire que la guerre est abominable, une horreur. Et nous avons réussi à susciter un intérêt dont les profs pourraient se saisir plutôt que de chercher à nous égratigner.» Et de laisser entendre qu'on ne lui fait qu'une querelle de boutique, l'Académie défendant ses prérogatives contre les réussites dérangeantes de la vulgarisation. Publicité

Critique rejetée par Gianni Haver: «j'ai la plus grande estime pour la vulgarisation, j'en fais moi-même.» La critique des sources, qui constitue une bonne part du travail de l'historien, est, admet-il, difficile à incorporer dans un film grand public. Même si des solutions intéressantes ont été testées, comme le recours, par l'historien du cinéma Laurent Véray dans un film intitulé L'Héroïque cinématographe, de deux cameramen d'actualité fictifs - un Allemand, un Français - pour mettre des images d'actualité en contexte.

Et s'il reconnaît à Apocalypse la vertu - cardinale - de montrer les dérives où peuvent entraîner le racisme et le nationalisme, le professeur lausannois n'oublie pas que les images manipulées ont constitué une arme déterminante et maniée en maîtres par les nazis dans la construction de l'idéologie qui a entraîné ces dérives. «Si tout le monde était entraîné à la lecture critique des images, il n'y aurait aucun problème. Mais même si les jeunes sont sans doute plus conscients des possibilités de manipulation dans ce domaine, ce n'est pas le cas.»
Un débat «surréaliste» pour Daniel Costelle, qui énumère les autorités historiques dont il s'est entouré pour réaliser son film d'après des archives filmées dénichées aux quatre coins du monde. Et qui ne se comprend sans doute pleinement que dans le contexte de la lutte d'influence dont le champ de l'histoire - et singulièrement celui de l'histoire récente - reste l'objet entre construction d'une mémoire nationale ou communautaire unanime et travail critique.

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