Avec sa circonscription unique, le gouvernement tente de mettre fin aux conflits régionalistes. Retour sur l’histoire d’une division ancestrale.
Lundi, le Conseil d’Etat neuchâtelois présentait son projet de réforme des institutions, prévoyant notamment l’abolition des districts et la création d’une circonscription électorale unique. L’objectif avoué du gouvernement: réussir à créer un sentiment d’appartenance cantonal fort, «fédérer la population autour d’une vision commune». Bref, de décréter l’union sacrée dans un canton qui a souvent été miné par des bisbilles régionales. Alain Ribaux, le conseiller en charge de cette réforme en est convaincu: le plus important n’est pas «les conséquences sur le nombre de députés, mais l’impact psychologique et philosophique d’un espace unifié». Le Courrier a pris le magistrat au mot et est allé demander son avis à Jean-Pierre Jelmini, ancien conservateur du Musée historique et des Archives de la Ville de Neuchâtel, et historien spécialiste des institutions et des mentalités dans le Pays de Neuchâtel.
La devise du Conseil d’Etat «Un canton, un espace» peut étonner. Le canton a-t-il vraiment besoin de se trouver une identité?
Jean-Pierre Jelmini: Le canton souffre d’une division endémique, les gens se considèrent d’abord du Haut ou du Bas. Et ce depuis des centaines d’années, au moins depuis le XIVe siècle. Cette division suit la ligne de démarcation entre les bourgeoisies rivales de Valangin et de Neuchâtel à l’époque féodale. Plus tard, cette ligne correspondra aux districts de l’Ancien Régime et marquera une séparation nette entre le Haut et le Bas.
Oui mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’identité neuchâteloise...
Tant que le canton était prospère, la question ne se posait pas aussi vivement. Avant la crise horlogère des années 1970, il figurait au huitième rang des cantons les plus riches du pays. Et La Chaux-de-Fonds rayonnait par son industrie horlogère. Depuis la crise, le mot «Neuchâtelois» a perdu de son sens. Une cassure lancinante est apparue.
Le sentiment d’abandon des Montagnes est donc nouveau?
Non, il n’est pas nouveau. Au XVe siècle, la bourgeoisie de Valangin avait constamment le sentiment d’être prétéritée au profit du littoral, lieu du pouvoir. Neuchâtel est resté l’endroit d’où on gouverne ce pays depuis le XIIIe siècle. C’est une des raisons qui poussent les habitants des Montagnes – issus d’une colonisation tardive – à se sentir oubliés.
Mais ce sentiment d’injustice, ils ne l’ont pas inventé tout de même?
Au moment où La Chaux-de-Fonds commence à peser dans la région et à devenir une grande cité horlogère, vers 1780-1850, les Neuchâtelois du Bas manifestent le mépris des aristocrates pour les gens qui produisent. Sur le Littoral, on cultive la terre, une activité considérée comme noble. Dans les Montagnes, on travaille en usine. Au XIXe siècle, il y a clairement une condescendance vis-à-vis du Haut. Je ne suis pas certain qu’elle perdure aujourd’hui en raison des brassages de populations.
Pensez-vous que l’idée du Conseil d’Etat d’abolir les districts peut contribuer à atténuer les rivalités cantonales?
Il y a une dizaine d’années, en tant qu’historien, j’aurais défendu bec et ongles les districts. Mais il faut avouer qu’ils contribuent à diviser le canton. Les districts sont basés sur les juridictions de la Principauté de Neuchâtel. Jusqu’à l’Ancien Régime, il y en avait une vingtaine. Soit autant d’endroits où l’on rend une justice locale et régionale, où chacun s’occupe de ses affaires. Aujourd’hui, il existe encore six districts qui n’ont plus de tribunaux depuis 2002. D’une certaine manière, le gouvernement actuel s’inscrit dans une continuité historique en ramenant leur nombre à un seul, celui du canton.
Mais politiquement, ce changement aura de grandes conséquences, surtout pour ceux qui craignent d’être «mangés» par les régions plus peuplées...
C’est certain. Et les gens ont exprimé leurs peurs, il faudra peut-être songer à une autre solution permettant de garantir la représentativité des régions...
Dans son allocution de lundi, le Conseil d’Etat a imagé le destin du canton en citant Ramuz: «Une bande de sapins et une bande de vignobles cousues à la main par l’histoire.» Pensez-vous que la couture tiendrait mieux sans les districts?
Cela me rappelle la remarque de Georges-Henri Rivière au jeune historien que j’étais en 1974: «Ne sous-estimez jamais le rôle de la géographie et de la géologie.» A Neuchâtel, une véritable barrière naturelle sépare les deux parties du canton, tout comme la Suisse est séparée par différentes langues et obstacles. La Suisse n’est pas une évidence, c’est une nation construite sur la volonté d’en être une.
A cet égard, Neuchâtel est une petite Suisse...
Mohamed Musadak