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Ces mathématiques vendues aux financiers

Soumis par SAEN le 10 janvier 2009

Denis Guedj mathématicien, historien des sciences et romancier.

L'algèbre, la géométrie, les probabilités, la géométrie algébrique, je connais. Les mathématiques financières, connais pas. Est-ce une nouvelle branche des mathématiques ayant créé ses propres concepts, élaboré des théories nouvelles, produit des résultats inédits ? Ou bien est-ce une application particulière des mathématiques à un champ particulier ? C'est une application. Il n'y a pas de mathématiques financières, mais des mathématiques appliquées à la finance (MAF) ! Ces MAF, à quoi servent-elles ? Qui servent-elles ? Ce savoir, ces techniques mises en action dans les cabinets financiers, qu'apportent-ils à l'ensemble de la société ? En quoi servent-ils la majorité des citoyens ? En quoi améliorent-ils notre vie ?

Les applications des maths ont toujours revêtu un double aspect, bénéfique sur un flanc, nuisible sur un autre. Bénéfique, nuisible pour qui ? Mais pour la société, pour la masse des hommes ! Cela a été vrai jusqu'à l'apparition des MAF, pour la première fois, avec elles nous sommes confrontés à une utilisation des maths délibérément «engagée». Des maths stipendiées mises au service du seul profit et de la dictature des organismes financiers internationaux. A aucun moment et dans aucun de leurs aspects, les MAF n'ont été conçues pour apporter du mieux-être aux humbles, pour les armer contre les puissances financières. Tout au contraire, sortes de marchands d'armes, elles n'ont cessé de vendre leur savoir à ces dernières dans leurs prises de pouvoir sur notre vie. Serait-ce si éloigné de la réalité que de parler de mathématiques «vendues» aux financiers. Cornaqués par un quarteron de mathématiciens appliqués, aux carrières marquées du sceau de leur fascination pour le marché, ces jeunes golden génies de 23 ans, tout juste sortis de l'adolescence, pour qui les maths ne sont pas une connaissance, mais un instrument de puissance au service des puissants, jouent à la finance, au mieux dans une inconscience polissonne, au pire dans un cynisme condamnable. Abominablement ancrés dans le temps et dans le réel, pragmatiques maladifs à l'esprit stochastique, ils ne cessent de jongler avec la durée, les retards, les avances, le virtuel, le potentiel, et ne parviennent qu'à produire un présent douloureux.

Michel Rocard, qui n'est pas connu pour ses opinions gauchistes, s'insurge contre ces «professeurs de maths qui enseignent à leurs étudiants comment faire des coups boursiers. Ce qu'ils font relève, sans qu'ils le sachent, du crime contre l'humanité». La dernière phrase est sans doute excessive. Les quants - c'est le nom qu'on leur donne - ne seront pas traînés devant les tribunaux internationaux, il reste qu'ils doivent nous expliquer comment ils ont pu faillir à ce point. Comment ils ont été partie prenante de l'hybris financière et quelle part de responsabilités ils se reconnaissent dans la crise qu'ils ont contribué à déclencher, et dont les principales victimes seront les éléments les plus exposés du corps social. Les quants ne pointeront pas au chômage. On s'emploiera à ne pas permettre que soit esquivé un questionnement radical sur cet emploi des mathématiques dans la tourbe financière. Ce n'est pas ce genre d'utilisation tératologique qui rendra les maths aimables.

Certains chercheurs, par choix idéologique, intérêt financier, arrivisme, se sont délibérément installés dans le camp des puissants. Je regarde ces chercheurs comme des «ennemis», ils travaillent au malheur du plus grand nombre. Traders, quants, analystes, etc. agissent contre la démocratie en bandes organisées, minant toutes les institutions démocratiques qu'ils dépouillent peu à peu de leurs pouvoirs et de leur légitimité - n'est-ce pas là une définition du terrorisme ? Alors que des briseurs de caténaires sont incarcérés, ceux qui engloutissent la richesse du monde créé par le travail des hommes, continuent de concocter à l'abri de leurs bureaux de verre, de nouvelles machines infernales qui bientôt sèmeront malheur, désespoir, et haine. Que fait donc la cellule antiterroriste ? Gestion des risques, je me marre ! Il faut être gonflé pour affirmer que les MAF ont pour principal objet la gestion des risques. Voilà des experts haut de gamme, à l'intelligence brûlante, armés d'un nouveau savoir aux performances majeures, génies formés pour évaluer les risques et qui n'ont rien vu venir... Rien ! Circulez, y a rien à voir. Que voilà un savoir efficace et des experts compétents !

Les conseils d'universités seraient bien inspirés d'attribuer plus de postes à la recherche fondamentale qu'aux enseignements financiers sous peine de voir leur établissement devenir des succursales de la Bourse et de Wall Street, comme l'est déjà la faculté de Paris-Dauphine. Comment ne pas parler de la diva des médias, Mme Karoui ? Grande prêtresse des MAF, encensée par le Wall Street Journal, sorte de Laure Manaudou de la finance, qui a osé proclamer : «Les mathématiques financières n'ont rien à voir avec la crise !» Nous attendons bien sûr qu'en mathématicienne avertie elle nous en fournisse la démonstration. Ce n'est pas parce qu'elle et ses poussins n'ont rien vu de la crise qu'ils n'ont rien à voir avec elle ! Interrogée sur les produits dérivés, Mme Karoui, la même, offre cette réponse exquise : «Leur existence n'est pas absurde» ! En mathématicienne, elle utilise ce que l'on appelle la preuve d'existence par impossibilité de non-existence : les produits dérivés doivent exister puisqu'ils peuvent exister ! Rien sur leur nocivité ; ces gens-là ne font pas de politiques, ils se contentent d'être du côté du manche.

Pendant que l'admirable collectif Sauvons la recherche ne cesse de lutter pour une recherche décente, multipliant les actions pour dénoncer l'affligeante pénurie dans laquelle est plongée la recherche française, les crédits, les postes, les moyens ne cessent d'affluer vers les officines où se forment les teenagers aux obscènes émoluments : 100 000 à 150 000 euros par an (deux fois plus au bout de trois ans). Quand on sait le salaire dérisoire d'un doctorant, on ne peut qu'estimer les jeunes gens et les jeunes filles qui persévèrent dans la pratique des mathématiques libres, indépendantes des directives et des pressions des différents pouvoirs. «L'essence des mathématiques est la liberté», lançait Georg Cantor, le créateur de la théorie des ensembles et de la théorie des infinis. Une fête de l'esprit d'un côté, des mathématiques mercenaires de l'autre.

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