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Cher Fathi, parlons souffrance

Soumis par SAEN le 16 septembre 2009

Une sympathique escarmouche verbale sur le plurilinguisme a commencé entre vous et moi, chez Fathi Derder, voilà deux semaines (lire 24 Heures et Le Temps du 24.08, puis Le Temps du 31.08, et 24 Heures du 7.09).

Je crois qu'il y a un intérêt, pour nos lecteurs, à poursuivre cet échange, car vous dites tout haut ce que beaucoup pensent tout bas: connaître les langues est utile et même - hélas? - nécessaire. Mais «l'obsession multilingue» est dangereuse pour les enfants, qui ont d'abord besoin de solidifier les contours de leur être dans leur langue maternelle. Les «bi» précoces sont des gens qui ne parlent bien aucun idiome et ne savent plus qui ils sont: «Comprendre le monde, penser au sens de la vie n'est possible que dans une langue.» (Fathi Derder)

Je pourrais vous répondre: vous êtes une personne intelligente, pour un «bi» vous vous en êtes bien sorti. Vous n'êtes simplement pas informé. Il existe une solide littérature scientifique qui dément vos propos. Documentez-vous et on en reparle.

Mais vous me parlez de votre souffrance d'enfant. On ne plaisante pas avec ça. Vous avez eu, petit, deux langues dans la tête et dans le cœur et c'est un mauvais souvenir. Je crois savoir que votre famille avait déménagé à Londres et, à l'évidence, vous auriez préféré rester en Suisse. Je connais deux frères qui, dans la même situation, ont réagi à l'opposé l'un de l'autre: le premier a plongé avec délices dans le bain linguistique du jardin d'enfant, l'autre a fait la grimace comme devant un bassin d'eau froide. Il y a des moments dans la vie où l'on supporte plus ou moins bien les changements de décor. J'aimerais vous parler d'une autre souffrance, celle des victimes de l'idéologie monolingue. De cet ami qui a cru, enfant, que son père espagnol ne l'aimait pas puisqu'il lui fermait au nez les portes de son monde en s'appliquant à ne parler que français. De cet autre qui dit sa souffrance de ne pas avoir été bercé, par sa mère italienne, dans sa langue d'enfance à elle. Là aussi, le zèle intégrateur a provoqué un court-circuit d'émotion. Cet homme se dit orphelin de langue maternelle.

D'accord avec vous cher Fathi: la langue n'est pas un simple instrument, c'est le haut lieu de nos émotions. Mais je tremble à l'idée de ce que serait le monde si vous aviez raison: si on ne pouvait apprendre à ne penser que dans une langue et qu'en plus, il faudrait que ce soit celle du biberon. Mon Dieu! Pauvre Erasme, condamné à penser en hollandais seul dans son coin. Et pauvres tous ceux qui ont une langue paternelle distincte de celle de la mère. Les couples mixtes où chacun parle sa langue à l'enfant frisent-ils la maltraitance? Si, en plus, ces gens se mettent à migrer...

Vision d'horreur. Mais j'ai une bonne nouvelle: l'être humain est moins fragile que vous ne le croyez. Son cerveau est parfaitement équipé pour intégrer plusieurs langues dès le berceau. Et même: ça l'aide à penser. Il lui arrive aussi, au fil des ans, d'avoir une langue intime, une sociale, une professionnelle, diversement investies d'émotions et de compétences. Leur articulation dessine les contours de la diversité humaine. La fragilité, elle, a d'autres causes: lors des bilans existentiels, les langues ont bon dos. Publicité

Sur l'école, enfin. Les horaires ne sont pas extensibles? Justement, il y a un truc formidable pour gagner du temps: faire la gym en allemand. Avez-vous entendu parler de l'enseignement bilingue?

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