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Dossier “Tous égaux face à l'école?” (2/2)

Soumis par SAEN le 31 août 2015
Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

Sa pédagogie alternative a permis une mixité sociale et scolaire qui offre de bons résultats. Clisthène est l'antenne expérimentale d'un établissement situé dans un quartier populaire de Bordeaux.

Oubliez hôtels particuliers, anciens entrepôts viticoles et échoppes prisées par les bobos. De ce côté-ci des Chartrons, à l'opposé des quais de la Garonne, toutes les rues pavées débouchent sur des barres d'immeubles. Au détour d'une allée apparaît Clisthène (1) , « annexe expérimentale du collège du Grand Parc » ouverte en 2002. Ensemble de modules habillés de métal, le complexe scolaire est ceinturé d'anciennes maisons ouvrières mais surtout de HLM. Il matérialise la frontière entre les Chartrons, ­ancien quartier des négociants en vin né au XVIIe siècle, emblème de Bordeaux, et la cité du Grand Parc, sortie de terre dans les années 1960 et 1970.

Dans la cour, aucune séparation physique entre le collège et son « satellite ». Mais, avec sa dimension humaine (cent cinquante élèves à la rentrée) et l'ambiance décontractée régnant dans la « maison des personnels », Clisthène donne la rassurante illusion d'un retour en cycle primaire. Au moment où Marc Chaigneau, professeur de mathématiques, vante « le lien de confiance à l'adulte », un élève frappe à la porte de cette maison des personnels, « rapport d'incident » en main. Sur le formulaire, deux cadres, pour la relation des faits « par l'adulte » et « par l'élève ». Quelques minutes plus tard, des jeunes filles viennent narguer leur prof : « Il fait frais, ici », plaisantent-elles pour justifier leur intrusion. Tous les élèves entrent-ils sans permission ? « Non, il y a des règles », insiste l'enseignant en tee-shirt et bermuda.

“L'objectif était de réunir toutes les classes sociales.”

Ni sacro-sainte salle des profs ni foyer, la maison des personnels reflète un projet pédagogique qui se vit en communauté éducative apaisée, apte à prévenir la violence. Souvent présenté comme l'inspirateur de la réforme du collège portée par Najat Vallaud-Belkacem, Clisthène est un établissement public novateur né du désir de Jean-François Boulagnon, ancien principal adjoint au Grand Parc, et de Géraldine Marty, ancienne conseillère principale d'éducation (CPE) du même collège. « Pour nous, la mixité était dès le départ un enjeu démocratique majeur, explique le premier. L'objectif était de réunir toutes les classes sociales. » Non de draguer les familles aisées a priori susceptibles d'adhérer au projet.

Théoriquement, Clisthène recrute les deux tiers de ses élèves dans deux écoles primaires rattachées à la cité du Grand Parc, et le tiers restant dans une école des Chartrons. En 2014-2015, la classe de troisième, comprenant 42 % d'élèves de classes populaires, comptait seize élèves issus de la cité, quatre des Chartrons et trois d'autres quartiers de Bordeaux. Le taux de réussite au brevet est supérieur, cette année, à la moyenne nationale.

Briser les vieilles routines et les carcans

Pour créer les conditions d'une réelle mixité scolaire et sociale, Clisthène compte d'abord sur sa pédagogie alternative, incarnée par ces fameux enseignements pratiques ­interdisciplinaires (EPI) que la ministre veut développer partout, et caractérisée par l'alternance des types d'enseignement. D'une semaine à l'autre, on ne voit donc pas le même collège. Pour ce dernier jour de cours avant le brevet, chaque classe boucle un « maxi projet » interdisciplinaire ­supervisé par deux enseignants. Pendant que les troisième suivent une formation de secourisme, les quatrième chantent et dansent le flamenco, et les cinquième apprennent les techniques du vitrail au Moyen Age. Les sixième, eux, se sont lancés par petits groupes dans un projet « enquête ­policière et mythologie ». « On imagine qu'Œdipe a tué son père avec un pistolet et on cherche un indice balistique prouvant sa culpabilité. Cela empêche l'ennui et la rupture scolaire », explique Pierre-Jean Marty, coordinateur de l'établissement et prof de sciences expérimentales.

L'établissement Clisthène de Bordeaux.  Photo : Rodolphe Escher pour Télérama
L'établissement Clisthène de Bordeaux.
Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

Représentant 20 % des enseignements, les EPI illustrent la manière par laquelle Clisthène tente de briser vieilles routines et carcans. Patxi, Soizic, Chiara, Pablo, Fatoumata, Elise et les autres appartiennent ainsi à deux groupes à la fois : la classe et un groupe de tutorat interniveau d'une douzaine d'élèves, où se structure notamment l'aide aux devoirs. C'est là que les bons aident les moins bons, que les grands côtoient les petits et que brassage des classes rime avec mélange des classes ­sociales. Pendant la récréation, Maryam et Léonie sont fières de présenter leurs copines des grandes classes, mais reconnaissent avoir appréhendé le passage en ­sixième. « Je pensais que les troisième allaient nous traiter comme des petits, confie la première. En fait, ils nous ­soutiennent. » « Ils disent "on a nos petits" », ajoute Nadine Coussy-Clavaud, seconde coordinatrice de l'établissement et prof d'arts plastiques.

En inscrivant sa fille dyslexique à Clisthène plutôt qu'au Grand Parc, Marie-Ange Clavère, mère au foyer de six enfants habitant la cité, cherchait un enseignement sur mesure. Peut-être aussi une manière d'échapper à son quartier... sans le quitter. Comparé au collège du Grand Parc, Clisthène est perçu comme un havre de paix. Sa réussite, son modèle de mixité suscitent envies et jalousies. Les initiatives menées de concert par les deux établissements ont beau s'être récemment multipliées (le traditionnel petit déjeuner à Clisthène ouvert « aux voisins », un cours de latin en commun...), les collégiens ne se sentent pas appartenir à une même communauté d'élèves : « C'est carrément West Side Story, résume Claire Guérin, mère d'élèves. Entre eux, ils s'appellent "les Clisthène" et "les Grand Parc". »

 

L'établissement Clisthène de Bordeaux.  Photo : Rodolphe Escher pour Télérama
L'établissement Clisthène de Bordeaux.
Photo : Rodolphe Escher pour Télérama

« La mixité reste un combat, martèle Pierre-Jean Marty. Il faut communiquer et être militant pour en voir les résultats. » « Quand on a démarré le projet, le collège du Grand Parc perdait déjà du monde », se rappelle Nadine Coussy-Clavaud. Les classes moyennes ont en effet tendance à fuir la cité à l'issue du cycle primaire. Certains disent même que « tous les Blancs sont partis dans le privé ». Joël Zaffran, sociologue, professeur à l'université de Bordeaux, constate qu'« aujourd'hui, ces grands ensembles sont plus des nasses que des lieux transitoires. La question du ghetto urbain se pose donc avec celle du ghetto scolaire ». D'autant que, dans le contexte actuel, « les CSP + viennent moins [ici] », remarque la coordinatrice de Clisthène, car ils privilégient les établissements « élitistes » et « l'entre-soi ».

Une question de style de vie

Pour Joël Zaffran, la mixité « suppose des prolongements dans les sociabilités adolescentes (...) en dehors de l'établissement scolaire ». Or, « tant qu'un enfant de famille aisée a des amis du même milieu, tout va bien, mais, s'il est invité dans les tours, ça craint pour les parents », résume Nadine Coussy-Clavaud. Une question de « style de vie » pour Sophie Le Marois, mère d'élèves et orthophoniste, qui vit aux Chartrons et regrette que « chacun reste dans son ghetto » : « Je misais beaucoup sur la mixité. En fait, ça ne s'invente pas. Les enfants vont vers des amis qui leur ressemblent. » Dans le quartier du Grand Parc, Marie-Ange Clavère fait le même constat : « La mixité, ça marche surtout à l'intérieur de l'établissement. » Certains nuancent ce point de vue. Marius, qui entre en troisième, habite aux Chartrons. Il assure que toute sa classe se retrouve fréquemment après les cours... à condition de rester dans l'enceinte du Grand Parc. Lui qui ne conçoit pas sa ville comme un ensemble de quartiers cloisonnés déplore que la cité reste un carcan : « Il y avait quelque chose que je ne connaissais pas aux Chartrons, c'est la notion de "quartier". Comme si c'était une petite ville. Comme si on n'était pas de Bordeaux, mais du Grand Parc. »

Yohav Oremiatzki

Source

(1) Du nom d'un des fondateurs de la démocratie athénienne au VIe siècle av. J.-C., est aussi un sigle : Collège Lycée Innovateur et Socialisant à Taille Humaine dans l'Education Nationale et Expérimental.

Publié le
dim 06/01/2019 - 12:43
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