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Le téléphone portable a toute sa place en classe

Soumis par SAEN Webmestre le 26 août 2018

Le téléphone portable peut être utilisé à de multiples fins pédagogiques, estime l’enseignante-chercheuse en linguistique informatique.

Le 7 juin, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, a fait adopter par l’Assemblée nationale l’interdiction du téléphone portable dans les écoles et collèges français, à partir de la rentrée 2018. Je n’approuve pas cette mesure.

Avec mes collègues du projet de recherche Sud4science, nous conduisons en commun des travaux mêlant linguistique et informatique. Nous visons notamment à proposer des applications pratiques (par exemple des logiciels de vocalisation de SMS à destination de personnes aveugles ou de conducteurs). Dans le cadre de nos recherches, nous avons pu, grâce à l’utilisation de téléphones portables, recueillir plus de 88 000 SMS auprès du grand public. Cela a permis de fournir la plus importante base de données jamais recueillie en langue française, que nous avons mise en téléchargement libre sous forme de corpus de SMS anonymisés pour tous ceux qui voudraient le consulter.

Evolution linguistique

De plus, on sait, au vu des réponses de l’un de nos questionnaires sociolinguistiques, que des collégiens à partir de l’âge de 11 ans ont bel et bien participé à notre enquête et notre collecte. Ils sont donc, au même titre que d’autres, acteurs de cette évolution linguistique.

Régulièrement, la communication par SMS (et par messagerie instantanée) est pointée du doigt car elle « dévaloriserait » la langue française, mais il n’en est rien, au contraire : l’écriture SMS est l’une des innovations les plus créatives de la langue française du XXIe siècle. Des chercheurs ont démontré que le SMS n’est pas une menace pour l’orthographe et nous avons nous-mêmes plaidé dans les médias pour que plusieurs registres d’écriture soient enfin acceptés. Trop souvent, à l’écrit, seule la langue française normée est considérée comme étant convenable. A l’oral, plusieurs registres et genres sont pourtant approuvés (formel, familier, etc.). Pourquoi l’écriture quotidienne SMS – empreinte d’émotion et de ludisme – serait-elle à bannir ? L’important est d’utiliser une écriture appropriée en fonction du contexte et des interlocuteurs.

« L’écriture SMS est l’une des innovations les plus créatives de la langue française du XXIe siècle. »

Plus généralement, c’est le téléphone portable en lui-même qui est souvent accusé de tous les maux. Cependant, il existe des expérimentations pédagogiques, menées depuis fort longtemps, qui sont concluantes (à en témoigner par la lecture des réponses enthousiastes d’étudiants ayant rempli des questionnaires d’évaluation). Elles portent sur l’utilisation des réseaux sociaux dans l’enseignement supérieur, à partir de téléphones portables, d’ordinateurs et de tablettes, que ce soit en licence ou en master pour ne citer que ces deux initiatives.

J’ai moi-même tenté l’expérience : récemment, en cours magistral, j’ai demandé à mes étudiants de première année de licence de m’envoyer des réponses à mes questions par SMS, affichés par ordre d’arrivée sur le grand écran à la vue de tous. J’avais donc conseillé l’utilisation du téléphone portable dans le cadre du cours. Les étudiants étaient ravis, mais surtout, la participation estudiantine – rare en amphithéâtre – était nettement accrue.

Apprentissage guidé

Alors pourquoi, à l’école et au collège, au lieu d’interdire le téléphone portable, ne pas intégrer, au contraire, son usage pour accompagner les élèves dans un apprentissage guidé ? Ne pourrait-on pas l’utiliser pour aider les élèves à s’approprier les usages de recherche d’information ou de création de contenus dans le cadre d’activités pédagogiques ? Le mobile est un des outils préférés des jeunes. En l’acceptant en salle de classe, on pourrait privilégier ainsi son utilisation pédagogique encadrée. Bien entendu, des initiatives existent, qu’elles soient institutionnalisées ou plus isolées. Encourageons-les !

Les exemples sont multiples et gagnent à être connus. Ambre, une élève de troisième dans un collège de Montpellier, témoigne de son expérience d’utilisation pédagogique du portable. Elle m’explique comment elle a préparé une partie de ses EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) du brevet, dans le cadre d’un projet pédagogique encadré : « Notre professeure de français nous a permis l’utilisation du téléphone portable pour réaliser une reprise de la danse des petits pains, scène-culte du film de Charlie Chaplin La Ruée vers l’or. J’ai filmé la scène avec mes amies dans la salle de classe, en utilisant des petits pains de la cantine ! Ensuite, je me suis occupée du montage vidéo pour ajouter la musique originale de la bande-son du film à la séquence que nous avons tournée. J’ai appris plusieurs choses en utilisant le téléphone portable : l’importance de rester stable ou les prises de différents angles quand on filme. On a dû reprendre notre petit tournage plusieurs fois ! Une application sur le portable m’a permis de faire le montage plus facilement. A la fin du projet, j’étais fière d’avoir appris à manipuler différents outils pour réaliser ce travail. J’ai remis le tout à notre enseignante, qui était enchantée. »

Une enquête belge datant de novembre 2016 sur l’usage du smartphone, réalisée auprès de 1 589 jeunes, fournit aussi d’autres pistes d’intégration en milieu scolaire : « Si l’école est insuffisamment équipée en moyens informatiques, le smartphone pourrait prendre le relais. Une intégration judicieuse du smartphone dans le système scolaire permettrait des usages plus nombreux ou plus fréquents, comme ne pas avoir à se rendre en salle informatique pour réaliser certains travaux ou certaines consultations. On réaliserait une économie substantielle de moyens pour l’école tout en multipliant les possibilités d’accès à des ressources numériques. »

Manque de matériel

Ainsi, des collègues du secondaire ont expérimenté l’utilisation pédagogique du téléphone portable dans leurs classes : « Je permets aux élèves, lors de sorties pédagogiques, d’effectuer des captations du discours oral de l’intervenant, ou des prises de notes sur le portable », me confie Catherine, professeure en histoire-géographie dans un lycée agricole de Castelnau-le-Lez (Hérault). « Ces supports sont ensuite consultés pour rédiger une restitution, et les portables utilisés en cours pour des vérifications d’informations, ce qui est fort utile puisque nous n’avons qu’un seul ordinateur en salle de classe », me précise-t-elle.

Le discours de Réjane, enseignante documentaliste en collège à Pignan (Hérault) va dans ce sens lorsqu’elle évoque le manque de matériel. Comment cela se passe au centre de documentation et d’information (CDI) de son établissement ? Récemment, une rencontre avec un auteur a été organisée mais le CDI n’a pas d’appareil photo : « J’ai donc demandé à une élève si, exceptionnellement, elle pouvait sortir son portable et prendre les photos de la rencontre, dans le respect du droit à l’image », explique-t-elle. Par ailleurs, « des élèves viennent et me supplient en chuchotant [le règlement intérieur de l’établissement prévoit déjà l’interdiction des portables] de les laisser lire sur leurs mobiles pendant la récréation. Ils me montrent alors les applications de lecture concernées, je leur ouvre des salles individuelles pour qu’ils puissent s’isoler et lire tranquillement sur leur écran ».

Thierry, lui, professeur en histoire-géographie dans un lycée à Lattes (Hérault), utilise le portable « pour travailler sur la compréhension des applications liées à la géolocalisation ». Parfois, il demande à un élève référent de « faire des recherches complémentaires afin de réactualiser quelques informations ». Enfin, il autorise les élèves à « prendre en photo le tableau afin qu’ils puissent terminer leur travail à la maison ». Initiatives impossibles à la rentrée de septembre ?

Construction collaborative des connaissances

Le téléphone portable semble donc être l’un des outils particulièrement adaptés pour la construction collaborative des connaissances en milieu scolaire. Frédéric Lavoie, conseiller pédagogique au Canada, encourage son utilisation en salle de classe. Il préconise que les portables soient posés sur le pupitre, face vers le bas, en mode silence, et mobilisés pour des tâches pédagogiques à des moments précis du cours, pendant lesquels l’enseignant circule.

« Apprenons à nos jeunes, avec leurs propres outils de communication, à structurer à bon escient leurs recherches d’information. »

Apprenons à nos jeunes, avec leurs propres outils de communication, à structurer à bon escient leurs recherches d’information, leurs créations, à interagir avec leurs pairs et à étudier en autonomie guidée d’une manière plus ludique. A prendre leurs responsabilités, et à se préparer ainsi à devenir des acteurs conscients de leur avenir dans une société en mutation numérique constante.

Dans certains pays limitrophes, comme la Suisse et la Belgique, aucune décision ministérielle n’existe en matière d’interdiction du téléphone portable. L’utilisation du smartphone à l’école est fixée par le règlement intérieur et relève de l’autonomie pédagogique de chaque établissement. Alors, comme au Canada et ailleurs, lançons-nous dans le BYOD (bring your own device), que l’on peut traduire en français par « apportez votre équipement personnel de communication », AVEC. Proposons une pédagogie du numérique avec le numérique pour l’école de demain, celle qui – comme le prônait il y a peu le ministre Blanquer – inclut précisément « les humanités scientifiques et numériques » !

Rachel Panckhurst, membre du laboratoire Praxiling, qui dépend du CNRS et de l’université Paul-Valéry - Montpellier-III.

Source

Publié le
dim 26/08/2018 - 21:34
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