Comment surveiller dans les moindres détails, à tout instant, le déroulement d'un cours, les supports pédagogiques, les activités des élèves, les contrôles et évaluations, tout au long de la semaine, du trimestre, de l'année ?
Ce vieux rêve inquisitorial est en train de prendre corps à partir d'une simple circulaire, parue au Bulletin officiel de l'Education nationale du 9 septembre, qui règlemente en quelques lignes le cahier de textes numérique dont chaque établissement scolaire devra se doter pour la rentrée 2011.
Jusqu'à présent, tous les enseignants étaient tenus de renseigner le cahier de textes papier censé présenter, pour chaque classe, les activités pratiquées dans les différentes disciplines.
La circulaire qui en précisait les modalités remontant à un demi-siècle en arrière (3 mai 1961), les enseignants choisissaient massivement de l'ignorer, attitude d'autant plus compréhensible que ce cahier de textes n'avait d'autre fonction que de permettre un contrôle tout ce qu'il y a de plus formel de l'administration lors des non moins formelles visites d'inspection émaillant la carrière de l'enseignant.
Les récriminations des inspecteurs sur le cahier de textes de la classe faisaient traditionnellement partie du rituel.
Davantage de travail pour les enseignants
Avec le cahier de textes numérique, par un de ces détournements auxquels l'informatique nous a habitués, la charge de travail des enseignants se voit notablement alourdie sans qu'un quelconque bénéfice en soit attendu pour les élèves.
Pour chaque cours en effet, le cahier de textes devra mentionner « le contenu de la séance et, d'autre part, le travail à effectuer, accompagnés l'un et l'autre de tout document, ressource ou conseil à l'initiative du professeur, sous forme de textes, fichiers joints ou de liens [...]. Les travaux donnés aux élèves porteront, outre la date du jour où ils sont donnés, l'indication du jour où ils doivent être présentés ou remis par l'élève ».
On respire : pour l'instant, l'heure et la minute ne sont pas exigées. Bien sûr, « les textes des devoirs et des contrôles figureront au cahier de textes, sous forme de textes et de fichiers joints. Il en sera de même du texte des exercices ou des activités lorsque ceux-ci ne figureront pas sur les manuels scolaires ».
Cette liste n'oublie pas non plus de prendre en compte les travaux de groupes ou de « sous-groupes d'élèves » (sic) pour lesquels « le contenu des activités spécifiques sera mentionné dans le cahier de textes ».
Avec cette énumération digne d'Ubu, arrêtée par une haute administration qui ne connaît manifestement rien au quotidien de la classe, le cahier de textes numérique demandera bientôt davantage de travail aux enseignants que la préparation des cours.
Parents et chefs d'établissement virtuellement en classe
Ce nouveau support ne dispensant pas « chaque élève de continuer à tenir un cahier de textes individuel », comme le précise la circulaire, il n'est pas nécessaire d'en chercher longtemps la finalité, ce dont d'ailleurs nul ne fait mystère.
Ce cahier de textes « sera à la disposition des personnels de direction et d'inspection », ce qui ouvre la porte à l'intrusion des chefs d'établissement dans un domaine qui n'est pas de leur ressort.
Il pourra également être consulté « par les enseignants, les conseils d'enseignement, le conseil pédagogique, les conseils de classe [...] », avant d'être archivé pour une durée de cinq ans, voire davantage selon le bon plaisir du chef d'établissement.
Aussi bien qu'une caméra de surveillance : avec le cahier de textes numérique, les chefs d'établissement comme les parents seront ainsi virtuellement présents dans les classes, à chaque cours, tout au long de l'année.
Un outil au service de la suspcion de l'administration
Cette nouvelle lubie de l'Education nationale n'arrive pas maintenant par hasard. Sans rapport avec un projet pédagogique ou éducatif bien pensé, dans lequel les parents peuvent avoir leur part, elle n'est pas liée à une légitime préoccupation d'améliorer l'efficacité du système.
Le cahier de textes numérique apparaît comme le dernier avatar -mais sans doute pas l'ultime- d'une volonté politique de surveillance qui se manifeste déjà dans le contrôle des élèves, à travers le très controversé fichage informatique, la vidéosurveillance ou la répression de l'absentéisme.
Cet outil extravagant donne à l'administration un pouvoir sur les enseignants à la mesure de la suspicion qu'ils lui inspirent, un pouvoir qu'elle n'a jamais eu jusqu'à présent et qu'elle aimerait d'ailleurs partager avec les chefs d'établissement.
Il s'inscrit d'une certaine façon dans le projet présidentiel de l'UMP qui prévoit de donner à ces derniers la possibilité « de rentrer dans les classes pour en extirper » les éléments douteux.
Avec le cahier de textes numérique, Big Brother fait son entrée dans les salles de classe. Et pour arriver à cette fin, il suffit d'une simple circulaire signée benoîtement, l'air de ne pas y toucher, par le directeur général de l'enseignement scolaire, sous le regard bienveillant de son ministre de tutelle.