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Lettres et sciences humaines sont indispensables

Soumis par SAEN le 18 novembre 2015

L’INVITÉ

Force est de constater que de plus en plus de responsables politiques s’adonnent au dénigrement des lettres et des sciences humaines. Le mal est sournois car politique. Toutefois, selon que la remise en cause vienne de la droite ou de la gauche, elle obéit à des ressorts différents. Pour une partie très minoritaire de la gauche, l’enseignement de certaines matières comme les langues anciennes sert une politique élitiste qui remet en question l’égalité des chances. 

Cette position est erronée d’abord parce que le nivellement par le bas n’a jamais profité à qui que ce soit, et surtout parce qu’un cursus scolaire dépouillé de ses humanités pénalisera en premier lieu ceux qui ne peuvent pas compter sur un encadrement familial. L’abandon de matières aussi structurantes pour l’esprit que les langues anciennes signerait le désaveu de l’excellence, pourtant indispensable au bon développement de nos sociétés. Je prétends en effet que la richesse de la pensée est intimement liée à celle du langage. L’affaiblissement de l’enseignement des lettres aura donc des conséquences néfastes à terme pour notre société. 

A l’inverse, l’investissement dans les langues, mais aussi dans les arts, est la promesse d’une richesse future. Dans ses conseils aux jeunes littérateurs, Baudelaire écrivait: «La poésie est un des arts qui rapportent le plus; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, – en revanche très gros». Quant aux attaques prononcées à droite, et plus particulièrement par la droite nationaliste, elles ont une portée plus large. Elles ciblent non seulement les langues anciennes, mais également la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’archéologie, bref, toutes ces disciplines inutiles puisqu’elles produisent prétendument des chômeurs. Or, les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique démontrent le contraire: 5 ans après l’obtention de leur diplôme, 97% des titulaires d’un master en sciences humaines ou en langues ont un emploi, ce qui est un résultat comparable, voire même meilleur que celui obtenu par les titulaires de diplômes en sciences exactes ou sortant de HES. 

Cette situation résulte du fait que les sciences humaines et les lettres forment des jeunes, qui parfois se tournent vers l’enseignement, mais qui sont également souvent amenés à occuper des postes à responsabilités au sein de nos entreprises ou de notre administration. Car le titulaire d’un tel master dispose de capacités qui lui permettent d’appréhender les situations complexes et de fédérer les compétences. La vision «utilitaire» défendue par certains n’est au fond qu’une simple vision à court terme, une vision à l’échelle de la législature... 

Pensez-vous qu’Albert Einstein aurait mis au point sa théorie de la relativité s’il avait été privé de ses échanges avec le philosophe Maurice Solovine qu’il a côtoyé pendant des années, ou s’il n’avait pas étudié les travaux du philosophe et physicien Ernest Mach qu’il désignait lui-même comme le précurseur de la théorie de la relativité? 

Devant l’acharnement de certains, je suis conduit à penser que cet aveuglement n’est pas innocent et je rejoins l’analyse du professeur Söderström qui y voit une attaque préméditée contre les sciences humaines parce qu’elles sont justement les formations qui apportent des réponses à même de battre en brèche les arguments basés sur des mythes ou des idées reçues qui font malheureusement recette politiquement aujourd’hui. Face aux tentatives d’asservissement de la Faculté des lettres et des Sciences humaines, il faut réagir avant que ses productions ne servent plus qu’à caler les meubles des futures générations.

ANTOINE GRANDJEAN
PRÉSIDENT DU CONSEIL DE L’UNIVERSITÉ DE NEUCHÂTEL

Source: L'Express, 18 novembre 2015 (rubrique Forum)

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