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L’expérience qui met à nu la télé-autorité

Soumis par SAEN le 12 mars 2010

Reproduisant une expérience de psychologie sociale, un film documentaire montre que 80% des candidats d'un jeu TV iraient jusqu'à électrocuter gravement un inconnu.

«Le jeu exige que vous continuiez», martèle l'animatrice, l'élégante Tania Young, au candidat - le questionneur - du jeu télévisé. Exigence imparable. Pour le pire. Sur un plateau de TV, 80% des candidats, citoyens ordinaires, iraient jusqu'à infliger à un inconnu des décharges de 460V. C'est ce qu'enseigne le film Le Jeu de la mort, du journaliste Christophe Nick, montré ce vendredi sur la TSR.

Jusqu'où peut aller la télé-réalité? Pour le savoir, l'équipe a voulu mesurer l'emprise de la TV sur les esprits comme autorité légitime - ou non. Elle s'est inspirée d'une expérience fameuse menée par Stanley Milgram à l'Université de Yale entre 1960 et 1963. Elle fut popularisée par le film I comme Icare. Un sujet (un acteur, en fait) devait mémoriser des listes de couples de mots. Un autre posait les questions, et en cas de mauvaise réponse, il infligeait une décharge à la victime. La gradation des sanctions allait de «léger» à «Attention: choc très dangereux», mentions clairement visibles sur le panneau de contrôle. Stanley Milgram poussait les candidats à continuer selon cinq injonctions, dont «l'expérience exige que vous continuiez». Hormis dans une variante, les sujets ne voyaient pas la victime, mais ils l'entendaient crier. Bien sûr, il n'y avait pas d'électrochoc: l'expérience portait sur l'obéissance des sujets.

Pour appliquer le protocole de Milgram à la TV, le réalisateur a fait appel à neuf scientifiques emmenés par Jean-Léon Beauvois, qui travailla avec le chercheur américain. Quatre-vingts volontaires ont été sélectionnés par une agence spécialisée. Lors d'un premier rendez-vous, le producteur leur explique qu'il prépare un nouveau jeu, «La Zone Xtrême». Il ne sera pas mis à l'antenne, mais tourné dans les conditions du direct. Les candidats ne touchent que 40 euros. La motivation pécuniaire est ainsi écartée.

Ensuite, tirage au sort entre Jean-Paul, la future victime, et le sujet. L'opération est bien entendu truquée, pour que le quidam décroche la place du questionneur. Jean-Paul est un comédien, dont les cris ont été enregistrés. Une fois sur le plateau, le questionneur pose 27 devinettes, sans voir Jean-Paul, mais en l'entendant: à la question 5, «aïe!»; à la 8, «ça fait vraiment mal, là»; à la 15, il demande d'arrêter; et dès la 22, silence. Mauvaise réponse, selon les règles. Il faut punir.

Christophe Nick et son équipe ont bâti un véritable décor de jeu TV fourmillant de 80 techniciens, avec Tania Young comme caution médiatique. Le film a bénéficié d'un budget de 2,5 millions d'euros, une somme importante pour un documentaire. Seule différence, notable, avec l'expérience de Milgram, la présence d'un public, lui aussi choisi par sondage - pas au courant, donc, de la supercherie.

L'uniformité des réactions des sujets étonne. Lorsque Jean-Paul émet son premier «ouille!», vers 80V, une majorité rit. Certains, aux éclats. Manière d'évacuer le stress. Plus tard, ils négocieront à chaque nouveau round avec l'animatrice: faut-il continuer, le veut-elle vraiment? Les injonctions de Tania Young sont immuables: «Le jeu exige...», «Nous assumons toutes les conséquences», jusqu'à l'appel au public, qui crie «la fortune!» - continuer, encore.

Dans les années 1960, 62% des testés ont obéi jusqu'à la décharge la plus élevée. En 2009, devant une animatrice de TV, 80% ont poussé la manette de 460V, sans différence notable entre hommes et femmes. Sur 80, 16 ont désobéi, dont sept peu avant le dernier stade. Au sortir du plateau, les questionneurs sont pour la plupart effondrés. Lorsque Jean-Paul vient à eux, il a beau clamer qu'il est en pleine forme, les excuses fusent.

Après avoir été mis au courant de la réalité de l'exercice, certains tentent de s'expliquer: l'un dit sa «mauvaise conscience», en ajoutant tout de suite l'effet du «poids des caméras, les regards sur vous...» Un autre: «Je ne me voyais pas me lever, le public m'aurait hué.» Un autre encore: «J'étais un pantin.» Ou: «Comprenez bien, on sent le pouvoir de la télé, on se sent pousser des ailes...»

L'expérience initiale avait été menée dans le contexte de l'après-guerre, la Shoah comme atroce mystère humain, et l'énonciation controversée de l'idée de «banalité du mal» par Hannah Arendt. Christophe Nick, lui, a la TV commerciale dans le viseur depuis longtemps. Son film montre qu'en matière d'obéissance, cette dernière supplante la blouse blanche du scientifique.

Stanley Milgram concluait ainsi le livre relatant son expérience: «[...] les résultats obtenus en laboratoire sont perturbants. Ils incitent à penser qu'on ne peut plus faire confiance à l'homme en général, ou, plus spécifiquement, au type de caractère produit par la société démocratique américaine, pour mettre ses concitoyens à l'abri des cruautés et des crimes contre l'humanité dictés par une autorité malveillante.»

Le Jeu de la mort. TSR2, ce vendredi, 20h10. France 2, mercredi 17, et, le 18 mars, un autre documentaire sur la télé-réalité. Un livre raconte l'aventure du film: L'Expérience extrême, Ed. Don Quichotte, 300  p.

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