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L’allemand, un vrai jeu d’enfants!

Soumis par SAEN le 19 novembre 2016
Immersion précoce (David Marchon)

IMMERSION - Le canton de Neuchâtel a été primé pour son projet de classes bilingues à l’école primaire. Après six ans, comment se débrouillent les jeunes?

Rappel des faits

Plus de 500 élèves neuchâtelois bénéficient d’un enseignement en allemand dès leur entrée à l’école publique, à partir de 4 ans. Neuchâtel est le seul canton monolingue à pratiquer l’immersion précoce dans la langue de Goethe. Il a reçu la semaine passée le Prix du fédéralisme 2016 (notre édition du 11 novembre) pour ce projet unique en Suisse. Quels sont les résultats de cette expérience née en 2011? Rencontre avec des élèves qui vivent leur sixième année d’immersion.

Ils ont entre 9 et 10 ans. Et lèvent la main à tout bout de champ pour répondre, en allemand, aux questions que leur pose Brigitte Tisserand, leur nouvelle enseignante d’origine zurichoise.

Mardi après-midi au collège primaire des Parcs de Neuchâtel, la leçon qui se déroule devant nos yeux a de quoi interpeller, même bluffer, tous ceux qui n’ont jamais entendu parler du projet «Prima» d’immersion précoce dans la langue allemande. Dans un joyeux brouhaha, les écoliers se succèdent pour raconter l’histoire d’Emile et de son vélo.


Suivre des leçons de maths, de sciences ou de géographie en allemand?
Ces élèves du collège des Parcs apprécient. DAVID MARCHON

Parents enthousiastes

Premier constat: l’allemand n’a rien d’un cauchemar pour ces élèves de 6e année. Au contraire, tous ceux que nous interrogeons disent adorer la langue de Goethe. «C’est une belle langue, ça sonne vraiment bien», s’enthousiasme Raafat, 10 ans. «Je préfère quand les leçons sont données en allemand plutôt qu’en français, c’est stimulant.»

Deuxième constat: ils comprennent pratiquement tout ce que leur raconte Brigitte Tisserand et, surtout, ils parlent! Ces jeunes Neuchâtelois font des phrases en allemand. Des phrases comportant, certes, quelques erreurs, et parfois même des mots issus du français, comme cet «achetieren» sorti de la bouche d’un élève et qui fait marrer l’entier de la classe. Mais des phrases qui leur permettent de communiquer durant tout l’après-midi, aussi bien avec leurs camarades qu’avec l’enseignante. «Je leur parle toujours en allemand», explique l’institutrice qui leur donne les maths, les sciences, la géographie ou encore la gym «auf Deutsch».

Brigitte Tisserand a choisi d’intégrer le projet bilingue cette année, après 21 ans d’enseignement dans des classes neuchâteloises régulières. «Je ne regrette absolument pas cette décision, j’ai un plaisir énorme à enseigner en allemand.»

Elle constate que l’enthousiasme est également immense du côté des parents. «Quand je parle de mon nouveau job, ils sont unanimes: c’est un projet extraordinaire. Certains parents se disent même prêts à assurer les transports depuis d’autres communes du canton afin de faire scolariser leur enfant dans un collège bilingue.»

Un véritable tremplin

L’enseignante en est convaincue: cette scolarisation bilingue offrira à ses élèves un véritable tremplin pour leur avenir professionnel.

Eva, 10 ans, considère que l’utilité du programme Prima est déjà une réalité pour elle: «Je participe chaque année à un camp de cirque aux Grisons, ça me permet de parler avec les autres.» Quant à Marilou, 9 ans, elle se voit travailler à Zurich plus tard. «C’est génial d’apprendre une deuxième langue, même si je n’aime pas trop la géographie en allemand. La géo, c’est déjà compliqué en français, alors en allemand, il faut s’accrocher!»

Futurs profs bilingues

Pour que la mayonnaise prenne, «les élèves doivent commencer l’immersion dès l’école enfantine, sans interruption», souligne Brigitte Tisserand. Dans le canton, 28 classes, soit 500 élèves de la 1re à la 7e Harmos, bénéficient de cet enseignement par immersion, à La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Val-de-Ruz et Cornaux. Durant les deux premières années, l’enseignement en allemand intervient sur 50% du temps scolaire, puis concerne 15 à 30% de l’horaire dès la troisième année.

L’expérience a été initiée en 2011 par l’ancien conseiller d’Etat Philippe Gnaegi, puis développée par l’actuelle ministre de l’Education, Monika Maire-Hefti, convaincue par ce projet «novateur et visionnaire». Les premiers élèves des classes Prima feront bientôt leur entrée à l’école secondaire. Neuchâtel étudie comment étendre le projet aux degrés supérieurs à partir de 2018. Mais comment trouver les enseignants bilingues?

La HEP-Bejune, haute école qui forme les futurs enseignants de Neuchâtel, du Jura et du Jura bernois, souhaite proposer une filière de formation bilingue français-allemand dès la rentrée 2017. Actuellement, seuls les cantons bilingues de Fribourg et du Valais offrent cette possibilité. Le projet serait mis en place en collaboration avec la Haute Ecole pédagogique de Berne. Les futurs profs pourraient s’exporter, ou répondre à la demande d’enseignants bilingues sur sol neuchâtelois.

Sous l’œil scientifique

Le projet de classes bilingues du canton de Neuchâtel intéresse particulièrement les chercheurs. Laurent Gajo, professeur de linguistique à l’Université de Genève, fait partie du groupe chargé d’assurer le suivi scientifique du programme. «Ce projet est très intéressant car les formations bilingues sont peu développées en Suisse à l’école primaire.»En observant les classes, le chercheur constate que la compréhension des élèves progresse très vite. «Ils produisent des phrases tout à fait honnêtes en allemand.» Laurent Gajo relève que le phénomène de mélange de langues, ou d’interférences qui apparaît parfois dans les phrases des élèves, est «une preuve que le bilinguisme est en marche». Il souligne l’avantage de commencer l’immersion tôt pour «désinhiber» les écoliers: «Ils ne font pas de blocage, contrairement aux adolescents qui osent moins se lancer. Ces élèves développent des compétences stratégiques importantes, car ils doivent communiquer au-dessus de leurs moyens.»

NOS QUESTIONS À... BRIGITTE TISSERAND, enseignante «PRIMA» dans les classes bilingues du collège des Parcs à Neuchâtel

«Pour ces élèves, l’allemand n’est pas une matière scolaire, mais un outil de communication»
 

Après avoir enseigné durant 21 ans dans des classes standards du canton, vous participez au projet bilingue et donnez toutes vos leçons en allemand. Comment se débrouillent les élèves?

Dès les premières heures, j’ai été impressionnée, et même surprise par leurs compétences. Rien à voir avec les connaissances des élèves dans une classe régulière. Ils ne connaissent pas les formules préconstruites telles que «Ich heisse...», «Ich wohne in...». Ils construisent leurs propres phrases, parfois avec des erreurs et des hésitations, mais ne se gênent pas. Ils ont compris que l’essentiel est de communiquer. Quand ils butent sur un mot inconnu, ils cogitent, s’y prennent autrement, insistent, ils veulent y arriver. Pour ces élèves qui connaissent l’immersion depuis l’école enfantine, l’allemand n’est pas une matière scolaire, mais un outil de communication.

 

De nombreux francophones font un blocage avec la grammaire et la conjugaison allemandes. Pas vos élèves?

Non, car au cours des premières années d’immersion, les élèves n’apprennent pas de règles. On parle, on chante. Ce n’est qu’à partir de la cinquième année que je commence à leur expliquer pourquoi on dit comme ci, et pas comme ça. Mais je ne vais pas leur faire un contrôle sur la conjugaison d’un verbe, ni leur donner des listes de mots à apprendre.

 

Vous relevez le manque de matériel à votre disposition pour ces classes bilingues. Où trouvez- vous vos supports de cours?

A l’exception des mathématiques qui contiennent peu de texte, on ne peut pas enseigner des branches comme la géographie ou les sciences avec les moyens romands. Une enseignante est donc chargée de rassembler et d’adapter du matériel pour nous. Mais ça ne suffit pas et chaque enseignant du projet Prima doit également créer ses propres supports de cours, ce qui n’est pas facile. Actuellement, nous étudions les planètes et les phases lunaires: je dois trouver sur internet du matériel en allemand dont le contenu soit adapté à des élèves de 10 ans, mais dont le langage reste simple.

 

Vos élèves ne cumulent-ils pas un retard dans les matières enseignées en allemand, comme les sciences?

Non, il n’y a pas plus d’échecs dans les classes bilingues que dans les classes régulières, ça prouve que le boulot est fait. Je sais ce qui est essentiel dans le programme d’études romand, je fais donc en sorte que l’essentiel soit suffisamment répété pour qu’il soit acquis.

 

Le canton compte 28 classes bilingues à l’école primaire. Une chance pour les élèves qui bénéficient de ce programme, une discrimination pour les autres?

Non, le canton de Neuchâtel prévoit d’élargir ce projet d’immersion à d’autres classes. Mais pour cela, il faut trouver des enseignants bilingues, prêts à travailler dans une région où les salaires ne sont pas très intéressants. Il est vrai que les élèves des classes bilingues sont privilégiés. Au collège des Parcs, une classe sur trois est bilingue. Les parents peuvent inscrire leur enfant au moment de sa scolarisation puis, si la demande est trop conséquente, un tirage au sort détermine les heureux futurs bilingues.

 

Pensez-vous que ce projet puisse être étendu à toutes les classes? N’est-ce pas une utopie?

J’ai l’espoir que nous soyons au tout début d’un projet qui permettra à nos jeunes de mieux se comprendre avec nos voisins alémaniques et de combler un fossé que j’ai tant de peine à admettre. Cela prendra du temps. Mais qui sait: peut-être que mes élèves d’aujourd’hui seront les enseignants bilingues de demain.

Par Virginie Giroud

Source (PDF)

Publié le
Jeu 23/08/2018 - 20:32
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