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Préserver les élèves de ces objets qui nous possèdent plus que nous les possédons

Soumis par SAEN Webmestre le 26 août 2018

Ce sont les parents d’élèves qui risquent d’être surpris à la rentrée par ce nouvel exemple du « en même temps » présidentiel. Pour la galerie, le téléphone est désormais interdit à l’école : quel coup de menton face à la modernité ! Mais, dans les faits, le changement risque d’être peu sensible.

D’abord parce que c’est l’utilisation qui est interdite, bien sûr, pas la détention. Ensuite, parce que rien n’est prévu pour appliquer une telle interdiction dans les espaces communs de l’école.

Enfin, et surtout, parce que la nouvelle loi, adoptée le 30 juillet, comme la précédente [datant de juillet 2010], se défausse entièrement sur les établissements. Les collèges interdisaient localement les téléphones portables dans les cours de récréation ? Ils les autoriseront localement, dans la cour de récréation ou ailleurs.

Tout ça pour ça ? Pour qui compare attentivement la nouvelle loi avec l’ancienne, il y a bien un changement majeur. La loi précédente interdisait formellement les téléphones en classe : la nouvelle loi les y autorise, dans le cadre des « usages pédagogiques », et ce même en primaire et en maternelle. Il est vrai que des écoliers viennent de plus en plus nombreux à l’école avec des téléphones portables et que, dans les programmes de 2015, l’utilisation des objets numériques est devenu un attendu en fin de maternelle.

Cette interdiction s’apparente donc plutôt à une autorisation, voire à un encouragement pour les parents à équiper leur adolescent ou leur enfant. Curieux, non ? C’est tout l’art du « en même temps » : une loi en apparence conservatrice, pour ceux qui ne connaissent plus l’école que de loin (faire semblant d’interdire), moderne et innovante en réalité pour les disrupteurs de l’école de demain (autoriser). Seul petit progrès de cette loi : les professeurs ne seront en but à des accusations de « recel » quand ils oseront confisquer le téléphone d’un élève distrait.

Un tournant dans « l’école numérique »

Mais au-delà de la communication, pourquoi un tel revirement ? On assiste à un tournant dans la politique de « l’école numérique » : après des années d’une politique volontariste, de droite comme de gauche, pour équiper élèves, collégiens ou lycéens en ordinateurs ou en tablettes (politique qui, outre son coût pour les collectivités locales – mairies, départements, régions –, s’est soldée par un échec retentissant autant dans l’équipement lui-même que dans les progrès des élèves), pourquoi ne pas « s’adapter à la folie du monde » : et si les élèves utilisaient… leur propre équipement, puisqu’ils en disposent de plus en plus tôt ?

L’école peut désormais demander aux familles d’équiper, à titre de fourniture, leur enfant en ordinateur

Cette politique, qui vient tout droit du monde de l’entreprise, a un nom : AVEC ou « Apportez votre équipement personnel de communication » (en anglais BYOD ou « Bring your own device »). Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en déplacement dans une foire estivale de l’école numérique où se pressent grands groupes technologiques et petites start-up de la « EdTech », a donné onction officielle à cette orientation. C’est tout le paradoxe : l’interdiction des portables à l’école, ce sera donc avec.

L’école peut désormais demander aux familles d’équiper, à titre de fourniture, leur enfant en ordinateur (comme la région Grand-Est pour les lycéens) ou plus simplement utiliser les téléphones portables des élèves en classe dès le plus jeune âge. Mais il y a ici une certaine hypocrisie : car ce n’est pas tant le téléphone portable qui est en jeu mais ce que la loi appelle pudiquement un « équipement terminal de communication électronique », bref les smartphones, avec accès libre à Internet. Les adolescents et même les enfants en sont de plus en plus souvent équipés.

L’effet négatif des écrans

Or, au-delà même des inégalités entre les élèves ou du renoncement à filtrer les contenus d’Internet en classe (ce que faisait l’école jusqu’ici), les smartphones sont tout, sauf des outils scolaires : ce sont des objets de consommation, des armes de destruction d’attention massive (surf, vidéos, jeux, réseaux sociaux), conçues entièrement à cet effet de l’aveu même de leurs concepteurs. Depuis un an, ils sont d’ailleurs nombreux, dans la Silicon Valley, à vouloir protéger leurs propres enfants du monstre qu’ils ont créé.

Les pays qui obtiennent les meilleures performances scolaires ? Ceux où les élèves n’allant jamais sur Internet à l’école sont les plus nombreux

Et les chiffres sont là : non seulement les écrans ont, en dehors de l’école, des effets négatifs documentés (sur la concentration, le calme, la persévérance scolaire, l’intérêt pour les disciplines étudiées, la capacité de lecture, les activités physiques), mais même à l’école, les résultats déclinent en même temps que leur utilisation, comme l’a montré une récente enquête internationale de l’OCDE. Les pays qui obtiennent les meilleures performances scolaires ? Ceux où les élèves n’allant jamais sur Internet à l’école sont les plus nombreux, où le temps passé chaque jour sur Internet à l’école est le plus faible, où les élèves utilisent le moins l’ordinateur à la maison pour le travail scolaire.

L’inquiétude touche désormais même les tout-petits, dont certains sont livrés en permanence à ces nouveaux écrans avec des conséquences dramatiques pour leur développement : l’enthousiasme de l’Académie des sciences en 2013 pour les « écrans interactifs » dès l’âge de six mois paraît aujourd’hui aberrant.

Lire aussi :   Rachel Panckhurst : « Le téléphone portable a toute sa place en classe »

Il est donc urgent de ne pas présenter le smartphone comme un outil pédagogique et, au-delà de la question de l’école, de s’interroger sur la place grandissante qu’il occupe dans la vie de nos enfants de plus en plus tôt. Nous, adultes, savons déjà combien ces objets nous possèdent plus que nous ne les possédons. Accompagner pour émanciper, c’est avant tout bien réfléchir à l’âge auquel il convient de faire entrer les enfants dans ce monde coloré où le joueur d’Hamelin joue de flûtes nouvelles.

Loys Bonod, professeur de lycée

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Publié le
dim 26/08/2018 - 21:42
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