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L’enfant maître, phénomène de société

Soumis par Brigitte Hofmann le 23 mars 2018
Philippe Meirieu (DR)

L’enfant maître, phénomène de société

« Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l’immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille “faisait des enfants”, aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l’enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de “mauvais parents”... » dit Philippe Meirieu dans un entretien paru dans Le Monde en 20111.

Mais l’enfant maître, version adoucie de l’enfant roi, à qui on évite toute frustration n’est pas la seule conséquence de ce renversement. Ce petit être désiré, unique ou presque en comparaison avec les familles nombreuses d’avant la commercialisation de la pilule contraceptive dans les années soixante est le centre de tous les intérêts, la fierté de toute la famille. On le rêve parfait, physiquement et intellectuellement, et on est prêt à tout pour atteindre cette perfection. Depuis quelques années déjà, on observe dans les compétitions sportives pour juniors des parents incapables de maîtriser leurs émotions face à l’échec de leur progéniture. À Saint-Gall, des parents ont ainsi réclamé des ralentis et des photos-finish lors d’une compétition scolaire. En 2015, l’Association suisse de football a dû imposer une bande de sécurité de trois mètres pour les matchs en ligue junior pour garder à distance des parents trop intrusifs.

Burnout-kidsL’école aussi est de plus en plus victime de cette attention excessive dont certains enfants sont le centre. Notre société tend à croire que pour être heureux dans la vie, il faut avoir fait des études. Au cycle 3, on connaît depuis quelques années déjà la pression exercée par certains parents qui veulent voir leur enfant accéder au lycée coûte que coûte. Il y a deux ans, le psychiatre allemand Michael Schulte a tiré la sonnette d’alarme dans son livre « Burnout-Kids : Wie das Prinzip Leistung unsere Kinder überfordert »2. Ce phénomène, nous l’observons aujourd’hui déjà à la fin du cycle 2, voire plus tôt.

Et même quand tout va bien dans les apprentissages, ce n’est de loin pas une garantie de reconnaissance des parents envers l’enseignant. En plus de la réussite scolaire, certains parents exigent une école selon leurs conceptions dans laquelle leur enfant a droit au bonheur quotidien. Ils n’élèvent plus leurs enfants dans le souci d’une bonne intégration, mais en vue de son épanouissement personnel. Les conflits ne sont plus une source d’apprentissage permettant de découvrir les règles tacites qui régissent notre société, des façons de gérer ses émotions et de trouver des compromis, mais une frustration qu’il est inconcevable d’imposer aux jeunes.

Dans les collèges primaires, on voit maintenant fleurir des affichettes interdisant l’accès au collège aux parents sans invitation. Ces mesures ont été prises à la suite de réactions excessives de parents. Ainsi, dans telle école, une maman est venue en classe et a exigé de pouvoir prendre la parole devant les élèves pour prendre la défense de son enfant. Dans un autre établissement, un père a menacé des enfants durant la récréation. Les enseignants sont de plus en plus souvent confrontés à des cas de harcèlement scolaire insolubles dans lesquels les parents des deux parties présentent leur enfant comme victime. Régulièrement, on observe des pères et des mères incapables de communiquer calmement avec l’autre parent dans le but de rechercher une solution et d’assumer ainsi le rôle de l’adulte guidant l’enfant dans les apprentissages de la vie en communauté.

Ça va plus loin encore : pour certains parents surprotecteurs, il est tout simplement inacceptable que leur enfant soit assis à côté d’un élève qu’il n’apprécie pas ou qu’il ait pu être impliqué dans une dispute mineure. Ils n’acceptent pas que leur enfant puisse se tromper dans son appréciation de la situation et encore moins qu’il puisse mentir. Ils entrent alors en conflit avec l’enseignant qu’ils jugent de parti-pris s’il ne se rallie pas à leur camp.

L’enfant maître évoqué par Philippe Meirieu, auquel on ne peut rien refuser au risque de devenir de « mauvais parents » conduit donc dans nos classes à une intrusion grandissante des parents tant sur le plan de l’enseignement qu’au niveau de la vie de classe. Les autorités politiques ainsi que les directions devront prendre des mesures claires pour permettre aux enseignants de remplir la mission première de l’école dans des conditions viables.

Le fil rouge3 édité par LCH à l’intention des parents et des écoles peut constituer une piste dans la clarification des rôles et des limites de chacun. Je vous invite à en prendre connaissance (oui, c’est en allemand, mais ça vaut l’effort).

« La collaboration entre l’école et les parents a fondamentalement changé ces dernières décennies. Si ceux-ci soutenaient les mesures éducatives et les décisions de l’école plus ou moins sans contestation à l’époque, le “travail avec les parents” est devenu plus exigeant et différencié. En font partie notamment des conflits qui peuvent s’avérer très pesants et qui perdurent parfois durant des années. Les médias se font surtout l’écho de conflits impliquant des parents “hélicoptères”, qui débarquent dès la première rencontre avec un avocat ou des cas en lien avec les convictions religieuses.

Mais il y a aussi des titulaires de l’autorité parentale qui n’assument plus leurs responsabilités éducatives et qui risquent depuis peu des amendes dans certains cantons. Heureusement, ces cas restent rares. La majorité des parents adopte une attitude critique constructive envers l’école. Et c’est très bien ainsi. Car un partenariat réel entre l’école et la famille est central si l’on veut stimuler de façon optimale le parcours scolaire des enfants. Ce lien est attesté par de nombreuses études. »

extrait de la préface du Fil rouge par Beat Zemp, président de LCH (adaptation de Brigitte Tisserand)

Brigitte Tisserand

Publié le
sam 09/02/2019 - 22:23
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