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L’école, victime du « syndrome du Tigre »?

Soumis par Saïd Khamlichi le 24 novembre 2006
Jacques Cornet, sociologue, formateur d’enseignants à la Haute École ISELL. Militant au sein de l’association Changements pour l’Égalité, mouvement sociopédagogique belge.

J’ai eu le privilège d’écouter, dans le cadre de l’édition 2006 des Assises romandes de l’éducation, une conférence d’un collègue belge, Jacques Cornet, sur les attentes contradictoires entre lesquelles l’école est tiraillée. Pour illustrer ses propos, l’orateur a utilisé une image qui m’a profondément interpellé...

Écoutez cette conférence :

Selon cette image, empruntée par le conférencier à Marc Moulin et intitulée : « Syndrome du Tigre », lorsque les chasseurs et les braconniers mettent une espèce animale (comme le Tigre) en danger d’extinction, on peut raisonnablement s’attendre à ce que les responsables politiques mettent en route un ensemble de mesures comme, par exemple, des législations réglementant la chasse et interdisant le braconnage. Mais ce qui peut arriver c’est qu’au lieu de s’en prendre aux chasseurs et aux braconniers, on éduquera le Tigre ! On lui demandera alors de… courir plus vite. Transposant la métaphore dans le domaine scolaire, l’orateur parcourt un ensemble de thématiques qui, portées par un ensemble d’acteurs sociaux (organisations internationales, associations, ONG, etc.), se sont imposées dans les enceintes scolaires et qui relèveraient selon lui d’un « syndrome du Tigre » généralisé. Ainsi, à titre d’exemples, il est certainement plus efficace, face au problème d’obésité juvénile, de limiter ou d’interdire les publicités des industries agroalimentaires à l’adresse des mineurs. Au lieu de cela, l’école fera de l’éducation à la santé. La planète chauffe ? Ses ressources sont exagérément ponctionnées par les multinationales ? Pas de problème. L’école montera des programmes d’éducation à l’environnement. Là où la société, l’économie et la politique faillissent à leurs responsabilités, on demandera à l’école de réparer les pots cassés. Le propos peut paraître caricatural, simplificateur d’une réalité complexe, injuste envers les militants associatifs et pédagogiques animés par les plus nobles intentions. Il n’empêche. Les problématiques qu’il soulève sont singulièrement pertinentes. L’école est en effet l’objet des expectatives les plus paradoxales. Ces dernières engendrent deux tentations qui peuvent s’avérer également dangereuses : La première est celle d’une école omnipotente, omniprésente, palliant et corrigeant les carences de la société. La deuxième cultive l’illusion d’une école assimilée à une alvéole close, où il serait possible de dispenser un enseignement coupé du monde et épuré de toute intention éducative. Les deux postures enferment l’école dans une alternative insoluble : Trop faire ou ne rien faire. Non. L’école ne peut pas remédier à toutes les insuffisances de la société. Elle ne peut pas à elle seule propager un autre modèle de société. Dans un contexte d’individualisme exacerbé, de consumérisme effréné, de repères démanchés, de compétitivité déchaînée, elle ne peut parvenir à réaliser des miracles. Elle ne peut réussir là où les autres instances (famille, justice, politique, etc.) ont échoué. Elle se trouvera alors dans l’impossibilité d’honorer toutes les attentes. On l’accusera d’empiéter sur le territoire de l’autre, de se disperser dans des préoccupations qui ne devraient pas être les siennes et on lui demandera de se centrer sur les apprentissages essentiels. Ces critiques ne sont pas sans fondement : Sans réflexion de fond sur les missions de l’école, sur les limites de l’action pédagogique, le risque est grand d’assister à la multiplication dans l’espace scolaire d’actions totalement éclectiques, artificielles et incohérentes.

La deuxième posture n’est pas moins dirimante. L’éducation et l’instruction y sont pensées comme des entités fondamentalement distinctes. Elle oublie que le savoir est une instance d’humanisation, qu’il a de ce fait des vertus éducatives évidentes. Qu’aucune connaissance n’est neutre. Que chaque savoir véhicule des valeurs, qu’il s’agit dès lors d’assumer et d’expliciter. Non. L’école ne peut se soustraire à ses responsabilités éducatives. Et comment peut-elle le faire alors que ces responsabilités lui sont assignées par la loi ? Dilemme insurmontable ? Non. L’école peut et doit aborder toutes les questions qui se posent à la société et à son époque. Mais elle doit le faire à partir de la spécificité du regard des disciplines qui y sont enseignées, en offrant aux jeunes les outils intellectuels leur permettant d’analyser et de s’approprier les enjeux des transformations sociétales, politiques et économiques en cours et à venir. Elle ne peut prendre en charge la complexité du monde dans lequel on vit et créer les bases d’une participation citoyenne éclairée qu’à partir des connaissances qu’elle permet de construire.

Said Khamlichi

Publié le
dim 06/01/2019 - 11:54
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