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L’élève: «Mais ça sert à quoi les maths?» Le maître: «A rien!»

Soumis par Saïd Khamlichi le 9 mars 2007

Lors d'une séance de formation en didactique des mathématiques, on travaillait sur les questions que (se) posent les élèves sur le sens des savoirs scolaires et qui sont souvent concentrées dans cette complainte bien connue des enseignants: «Mais à quoi sert tout ce qu'on nous enseigne?» Je me souviens qu'un collègue avait avancé que, selon le contexte et les termes utilisés, il ne faut pas hésiter à leur répondre: «A rien!».

A Denis Straubhaar

J'avoue que j'ai été passablement choqué par les propos de ce collègue. Comment peut-on répondre de la sorte à des élèves en recherche légitime de sens ? Comment concevoir un enseignement qui ne sert à rien ? Mais quelques années plus tard, j'en suis venu à saisir la portée et la pertinence de son argumentation. En fait, il mettait en garde, avec raison, contre les méfaits d'une justification utilitariste des savoirs enseignés à l'école. Quel enseignant, en effet, n'a pas été tenté d'adopter une perspective instrumentale des connaissances qu'il transmet ? Croyant rendre ses élèves plus motivés et son enseignement plus signifiant, il met en avant l'utilité sociale conjoncturelle et immédiate des disciplines scolaires et fait référence à leur aspect pratique. Ainsi, en langues, il axera davantage son enseignement sur les situations communicationnelles de la vie courante, l'expression du vécu quotidien et les lectures «pragmatiques» (notices, manuels d'utilisation d'appareils, etc.). En sciences, il mettra l'accent sur les traductions technologiques des travaux scientifiques. En mathématiques, il présentera les entités étudiées par cette discipline comme étant une transcription du réel et proposera à ses élèves des problèmes «concrets».

Bien sûr, il n'est pas possible de dispenser un enseignement totalement coupé de la réalité familière de l'écolier ou sans créer des points d'ancrage dans la vie de tous les jours. Mais à trop vouloir rattacher les connaissances à leurs manifestations dans le vécu de l'élève, ne risque-t-on pas de l'y enfermer ? La pédagogie n'impose-t-elle pas une mise à distance (et non à l'écart) de l'immédiat, de l'instantané, du quotidien ? N'envisage-t-elle pas qu'il existe des formes de savoir qui ont une valeur intrinsèque, qui poursuivent leurs propres finalités et qui peuvent être étudiées pour elles-mêmes ou pour le plaisir intellectuel qu'elles procurent ?

Il est vrai que dans un monde où priment le pragmatisme, la performance, la rentabilité, il devient difficile de parler d'une connaissance désintéressée. Les postures utilitaristes sont en vogue. Alors qu'elles peuvent s'avérer très nuisibles pour la jeunesse. En effet, elles contribuent à enfermer les élèves dans une certaine représentation du savoir: serait digne d'être enseigné et appris ce qui est utile. Ainsi, les élèves reconnaissent une certaine légitimité aux mathématiques, mais celles-ci étant alors réduites à leurs aspects purement calculatoires permettant, par exemple, de faire des achats. Or, comme le dit si bien Didier Nordon, «vérifier sa monnaie chez un commerçant n'est pas s'intéresser aux nombres, mais à l'argent.»* L'utilitarisme à tout crin constitue donc un appauvrissement considérable de l'horizon culturel de l'élève. Il lui ferme l'accès à tout un pan de connaissances élaborées par l'humanité dans le seul but de comprendre le monde qui l'environne et de le rendre intelligible. L'élève se trouve ainsi privé d'apprécier la diversité des démarches entreprises par l'humanité (sciences, mathématiques, arts, etc.) pour mettre l'univers en question, leur raffinement et leur sophistication progressifs.

Mais pour faire parvenir ces messages, l'effort de communication doit être conséquent. Comment sortir le jeune de son quotidien et l'amener à considérer les savoirs qu'il apprend autrement que comme un fardeau ? Comment convaincre un adolescent qu'Euclide lui est peut-être et finalement plus proche que les «stars» de la téléréalité ?

Le défi est de taille. Mais croire que l'on peut répondre à la question «A quoi ça sert ?» en invoquant l'utilité des savoirs scolaires c'est se cloîtrer dans d'illusoires et d'impossibles justifications. Au contraire, une réponse comme: «A rien!», à condition qu'elle ne soit pas donnée de manière gratuite et que l'enseignant accompagne ses élèves dans leur questionnement, peut créer un électrochoc salutaire susceptible d'animer des débats intéressants sur les enjeux et les finalités non seulement des savoirs appris à l'école, mais également des différentes formes de la connaissance humaine. Les élèves s'apercevront alors que les disciplines scolaires sont une résonance des élans de l'esprit humain. Qu'en les étudiant, ils se situent dans une continuité nécessaire pour l'accomplissement de leur humanité. Et que l'école sert à ça.

Saïd Khamlichi

* Didier Nordon (2000), Tangente, N° 75, p.31

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